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Questions de Diane TAILLIEZ à André Serre-Milan pour l'Homme à l'orchestre
Vous avez mis en musique l'Homme à l'orchestre, un conte musical pour les jeunes dès 8 ans. Qu'est-ce qui vous a séduit dans ce texte d'Olivier Cohen ?
Parlez-nous de l'écriture musicale…
Le texte d'Olivier Cohen “ L'homme à l'Orchestre ” a déjà été mis en musique, enregistré, joué sur scène avec d'autres musiciens et acteurs. Il s'agit ici d'une nouvelle production, avec la création d'une partition musicale originale, et une réécriture du texte par l'auteur en regard de notre collaboration.
Ce texte, même s'il est récent, vit déjà la destinée d'un classique, dont les versions et points de vue s'accumulent, ce qui n'est jamais un hasard : “ L'Homme à l'Orchestre ” fait partie de ces contes rares par leur qualité littéraire et narrative, qui proposent plusieurs entrées et sens superposés.
Son argument, un homme obsédé et poursuivi par un orchestre physiquement présent à chacune de ses actions ou pensées, permet une immersion dans le processus de la création et son acte, qui s'il est et doit rester volontaire, s'impose toujours comme une nécessité intérieure à un moment donné.
D'autre part, les péripéties proposent la compréhension de paramètres et genres musicaux : du solo à l'ensemble, la musique chantée, dansée, les jeux mélodiques, contrapuntiques, de timbres, de mise en espace, liés ou non à une dramaturgie, à des références de styles populaires, classiques, jazz… un constant aller-retour entre une forme d'abstraction permise par la musique, et la projection narrative du texte sur cette musique. Des éclairages mutuels qui sont des pistes d'ouverture et de liberté : de la musique de concert au théâtre musical dans des formes variées qui se jouent des référents par une mise en lumière actuelle. La musique et les musiciens deviennent les comédiens d'une histoire incarnée sur scène, sans avoir à changer de jeu ou de rôle.
Ensuite, l'humour présent dans cette histoire rocambolesque, qui est vécue comme une aventure dont les évènements nous tiennent en haleine jusqu'au bout avec la question : comment le héros va-t-il s'en sortir ? … et une chute finale en forme d'ouverture des plus sensible et séduisante : le partage des différences.
Pourquoi faut-il venir voir et entendre l'Homme à l'orchestre ?
En résumé, “ L'Homme à l'Orchestre ” nous permet de dire très simplement au public que la musique fait partie de la vie, et que chacun d'entre nous en porte une part. Quel que soit son genre, son style ou son contexte, la musique reste un médium privilégié de diffusion d'une belle énergie, favorable à l'échange, au dialogue et à la réflexion.
En quoi est-ce différent d'écrire pour un texte de théâtre ?
L'écriture d'une musique d'opéra ou de film, par exemple, reste avant tout l'écriture d'une musique, et celle du conte d'Olivier Cohen reste une écriture instrumentale et vocale. Bien entendu avec la vocation consciente d'être mise en relation avec le texte. Mais la musique doit s'en échapper pour mieux y revenir, éviter l'illustratif et le premier degré, un asservissement musical qui ne servirait ni l'un ni l'autre.
Par contre, avant de pouvoir s'échapper de ce texte, la première musique à découvrir est celle de ses sonorités, rendues par le comédien. Retrouver le sens de la relation poésie/musique, fondatrice de notre culture. Imaginer ou écrire par moments la temporalité de la diction, les inflexions, intonations vocales, permettent d'obtenir un continuum, une ligne en regard de laquelle tout s'organise, en respectant l'épanouissement de chacune des parties par le ménagement d'un degré de liberté, d'interprétation.
Ensuite, prendre ses distances pour mieux servir le jeu, permettre cette cristallisation du texte sur la musique et vice-versa, dans un constant aller-retour qui se doit d'être un enrichissement perpétuel de l'écoute, du sens, du propos, en partant d'une dramaturgie “ naturelle ” qui est celle de l'écriture musicale. Ceci avant toute relation propre à l'écriture théâtrale. Y compris pour les mouvements scéniques et attitudes des musiciens acteurs, qui jouent dans des déplacements une musique spatialisée, et non l'illustration d'un mouvement scénique. Dans ce sens, ces mouvements scéniques ne sont plus incarnés par de mauvais acteurs, mais bien par de bons musiciens.
On peut dire qu'à une échelle locale, l'écriture musicale n'est pas particulièrement différente pour un texte destiné au théâtre ou non. C'est plutôt dans la structuration et le déroulement général que les modifications temporelles et spatiales interviennent rapidement, en fonction du mode narratif, du nombre de tableaux ou scènes, du choix de les enchaîner dans la continuité ou la rupture.
À l'aide de cette démarche, le choix de porter “ L'Homme à l'Orchestre ” à la scène dans le cadre du spectacle vivant, avec des jeux scéniques et musicaux incarnés par le comédien et les musiciens, permet un élargissement et enrichissement de son sens premier à travers l'espace de représentation, qu'il soit une scène de théâtre ou un disque.
Vous avez souvent écrit pour le jeune public (notamment le disque “ Robinson Crusoé, grand prix de l'Académie Charles Cros 2003). Comment envisagez-vous votre métier de compositeur de musique contemporaine face à de jeunes spectateurs
Pour “ L'Homme à l'Orchestre ” comme dans ma production en général, je travaille à rester attentif et curieux de toute forme ou manifestation sonore découverte durant l'écriture, qui puisse devenir un élément supplémentaire de vocabulaire par son sens dans un contexte donné. Attitude que je considère comme incontournable pour tout compositeur :
Dans ces conditions, il est inutile d'afficher une identité ou étiquette par un vocabulaire prédisposé à être entendu par une obédience plutôt qu'une autre. Vocabulaire qui vous échappe forcément, car ne fait pas partie de votre vécu. La compréhension et l'exigence dues à son propre discours, et une pratique régulière de sa matière en tant qu'artisan restent les paramètres les plus importants, quels que soient les contextes d'écriture. Le terme de contemporain n'a pour moi qu'un sens, celui de dire que la personne est vivante… ce qui en dit peu sur le contenu, le reste se devant d'être découvert et remis en cause à chaque œuvre.
Le fait que cette création s'adresse aussi à des enfants ou non ne devient par cette attitude qu'un paramètre d'écriture parmi tant d'autres, qui peuvent s'avérer plus contraignants. De plus, ce seul paramètre, celui de la prise en compte de l'enfance, dépend pleinement de l'image personnelle que l'on projette sur l'enfance. Pour ma part, je suis persuadé que notre vie d'adulte ne sert qu'à retrouver de manière consciente, avec les outils nécessaires pour leur développement et leur communication, un état et une capacité humaine innée, particuliers à chaque personnalité, et vécus inconsciemment par tous les enfants sans exception. Conserver son identité, apprendre à se connaître, découvrir sa liberté à travers les contraintes sont des leçons quotidiennes quels que soient l'age et la pratique.
Vous avez également un grand intérêt pour la pédagogie… Quelques anecdotes… ?
Pour exemple, il y a une vingtaine d'années, lorsque j'ai commencé à demander à des étudiants âgés de 8 à 18 ans d'écrire leurs propres œuvres, j'étais naïf et persuadé d'obtenir en fonction de l'age des compositeurs en herbe des “ catégories musicales ”. Ils m'ont rapidement détrompé par la richesse et la diversité de ce qu'ils ont écrit, dans un foisonnement d'écritures de grande liberté par la notation, le caractère, le propos, le sens de la construction, les choix de paramètres plus particulièrement développés... Jusqu'à l'exemple d'une petite fille de 8 ans qui apporte un canon parfait de son invention, et me dit : “ je n'arrive pas à écrire la seconde voix ”.
Pour la majorité d'entre eux, j'ai découvert des personnes libres, sincères et ouvertes dans leurs choix. Cette démarche, si elle pouvait se généraliser, permettrait une démystification ainsi qu'une réelle connaissance, puisque “ de l'intérieur ”, de l'acte d'écriture musicale… qui reste encore et toujours beaucoup plus à partager.
Pouvez-vous imaginer le degré de liberté et le niveau d'exigence musicale d'une population capable dans sa majorité d'une écriture musicale ? Tout comme peindre, jouer la comédie, écrire des poèmes, pratiquer des sports, connaître son corps ?
Je me suis toujours demandé pourquoi en musique la pratique devrait débuter par l'interprétation de textes pensés par d'autres, alors que cette question ne se pose visiblement pas pour la peinture ou l'écriture de poèmes.
André Serre-Milan, Juillet 2006.
(On entend une phrase musicale dans le lointain ; l'homme semble inquiet...)
Est-ce que l'on sait pourquoi...
Est-ce que l'on sait pourquoi un matin, sans raison, on s'éveille avec un orchestre au pied de son lit.
Et quand je dis orchestre... je devrais parler d'un petit ensemble, d'une vague formation... d'un embryon d'harmonie qui au lever du jour...
Mais je vais trop vite... Il faut raconter cette histoire avec précision, donner tous les détails, revenir à ce matin, à ce matin, il y a déjà une semaine...
Je finissais doucement ma nuit... je savourais les derniers instants d'un repos bien mérité : la veille, un ami m'avait invité à une fête qui avait duré jusqu'à l'aube, mariage, départ, retour, aménagement, déménagement... je ne m'en rappelle plus... ce dont je me souviens par contre, c'est que nous avons passé une de ces soirées comme on en connaît peu ; nous avons chanté, nous avons dansé... et puis nous avons ri, et encore dansé, et chanté, dansé et ri, ri et dansé... bref, je rêvais encore, ce matin-là quand... (quelques notes de musique semblent déjà illustrer le récit, un orchestre entre doucement sur scène)... quand ce bouquet d'instruments me réveille en fanfare... On aurait pu s'attendre à une douce mélodie... non... lui, me lance aux oreilles un large roulement de tambour... une série d'accords retentissants... J'en suis presque tombé de mon lit (l'orchestre se souvient)
Bien sûr, je grogne un peu, place un oreiller au-dessus de ma tête, lui crie quelques injures, siffle, geint... en vain... les vents continuent à souffler, les tambours battent de plus belle... et pour me faire plaisir sûrement, voilà que l'orchestre entonne une ode au lever du jour.
On aurait dit qu'il parlait, qu'il me disait... je ne sais pas : « le soleil, déjà haut dans le ciel attend votre réveil ! »... une phrase de ce genre... du moins ce fut mon sentiment... je veux dire... qu'il parle comme vous et moi... sauf que ce matin-là, j'avais surtout l'impression d'entendre une perruche, un mainate, un perroquet... un de ces oiseaux bavards et grognon. Comme je ne me réveillais pas, il répétait, répétait sa chanson reprenant à peine sa respiration...
Qu'auriez-vous fait à ma place ? Moi, j'ai jeté sur lui tout ce que j'avais à portée de main : oreiller, livre, chaussure, lampe de chevet, téléphone, bocal à poissons rouges, tirelire, photographies de ma grand-mère, tout... Rien à faire : il continuait à jouer, imperturbable, détachant chacune de ses notes, appuyant chacun de ses accords.
Comme j'ai bon caractère, je préfère les ignorer tous autant qu'ils sont, violon, violoncelle, clarinette, flûte ou tambourins... Je décide qu'il s'agit d'un rêve, d'un mirage, du soleil qui me tape dans les yeux, au pire d'une légère hallucination parce que j'ai un peu trop mangé ou trop bu, hier soir... Il me suffit de sortir du lit, de m'éveiller et tous ces fantômes disparaîtront comme ils sont apparus...
De toute façon, je n'ai plus le temps de me poser de questions : il est l'heure de faire un brin de toilette et de sauter dans mes vêtements... j'entre dans ma salle de bain, certain que tout ce capharnaüm ne sera plus qu'un mauvais souvenir une fois mieux réveillé... Je me déshabille, baille à deux ou trois reprises, ouvre tout grand les robinets ; courageusement, me passe un peu d'eau sur le visage. Je commence déjà à rire en repensant à cet orchestre, au pied de mon lit... quelle idée ... on perd facilement la tête, tout de même !..
Mais alors que je me penche sur le lavabo, une brève mélodie retentit : un ragtime boiteux, aussi désarticulé que mes mouvements, aussi grinçant que mes articulations au réveil, avant ma petite gymnastique matinale.
Et le plus incroyable, c'est que chaque accord suit le mouvement de mon gant de toilette, le va et vient de ma brosse à dents, les allers - retours de mon beau peigne en bois. (le ragtime léger retentit doucement à ses oreilles..)
Je me précipite dans la cuisine : un bon café aura raison de toutes ces visions... un café bien fort... et je n'entendrais plus rien !.. La journée reprendra son cours... Je descendrai dans la rue, discuterai un moment avec ma voisine, Madame Bécarre, traverserai le parc, lirai mon journal sur un banc ; je donnerai un peu de pain aux moineaux, puis tranquillement j'irai au travail et déjeunerai dans mon restaurant préféré... Aujourd'hui, pour me remettre de mes émotions, je prendrai même une énorme soupe fumante et deux, non trois parts de leur meilleur gâteau... tant pis pour le régime !
Mais alors que j'avale en tremblant ma tasse de café, j'entends derrière moi une sorte de frémissement : la flûte lance quelques notes joyeuses, reprises par le violon puis le saxophone... On dirait que l'orchestre a lui aussi vraiment fini de s'éveiller : il joue de plus en plus fort, de plus en plus gaiement, faisant résonner dans toute la maison un vibrant allegro, une mélodie pleine de passion...
Je ne me souviens pas de tout ce qui s'est passé à ce moment-là... Ce dont je suis certain, c'est que j'ai crié, j'ai crié, crié jusqu'à en perdre la voix... L'orchestre en a presque arrêté de jouer... Et quand, aphone, je me suis tu, épuisé et en nage, je l'ai aperçu, recroquevillé dans un coin... Il répétait sa mélodie tout doucement, piano, pianissimo... J'ai voulu en profiter, pousser un peu mon avantage. J'ai pris mon air le plus sombre ; je l'ai regardé, l'air revêche, le sourcil froncé, l'œil noir... Lui, n'en menait pas large ; il se faisait tout petit dans un coin de la cuisine et ne lançait plus que quelques notes de temps en temps ; et encore des notes pas bien sonores presque des soupirs... J'étais impressionnant, je le regardais avec colère, la tête dressée, les poings serrés...
C'est à ce moment-là que j'ai fait une belle bêtise. Devant tous ces instruments, serrés les uns contre les autres, pavillon ou archet baissés, j'ai souri ! Leurs petites mines, leurs airs penauds, confus m'avaient attendri. Et puis, c'était la faute de ce tuba tout rond, tout brillant, aussi large que haut, lui qui d'habitude a une voix si grave, il n'osait plus jouer... on n'entendait plus que le léger cliquetis de ses clefs qui s'entrechoquaient... et un filet de son, tout fluet, tout tremblotant...
J'ai souri ! (alors que justement, il sourit, l'orchestre recommence à jouer joyeusement. Il poursuivra sa mélodie un petit moment)
Si j'étais resté ferme, si j'avais gardé un air menaçant peut-être seraient-ils partis... peut-être ma vie aurait-elle repris son cours... mais j'avais souri, tout benêt que je suis ; et eux, tout heureux, pouvaient se redresser, s'ébrouer, s'accorder. Un si par là, un la par ci... je veux dire... Ils pouvaient recommencer à jouer à pleine voix! Mezzo Forte... Et plus de sourdine, plus de piano... Forte... les instruments s'en donnaient à cœur joie... Forte... Fortissimo... J'ai appris tous ces termes, tous leurs mots, depuis ce matin-là... Piano... Pianissimo... Forte... Fortissimo (le comédien doit élever la voix, l'orchestre effectuant ces nuances. Il chante presque).
Certain à présent que je ne rêvais pas, certain qu'ils resteraient autour de moi, je commençais à m'inquiéter un peu... Je n'avais rien demandé ! Je n'avais rien fait ! Que me voulaient-ils, à la fin ? Pourquoi m'avaient-ils choisi, moi ? Tout ce que je voulais, c'était passer la même journée que celle d'hier, d'avant-hier, d'avant-avant-hier, d'avant-avant-avant-hier... une journée aussi tranquille, aussi ennuyeuse que d'habitude... pas ce cauchemar assourdissant.
Pour dire la vérité, je tremblais comme une feuille, malgré les efforts des instruments les plus doux, les plus délicats... ils s'étaient approchés et jouaient doucement contre mon oreille. Ils faisaient de beaux efforts, tous autant qu'ils étaient, vents, cordes, percussions... ils cherchaient à me rassurer... en... je ne sais comment dire... on aurait juré qu'ils me racontaient des histoires... qu'ils me disaient un poème... qu'ils... enfin... je ne sais ce qui m'a pris, j'ai fondu en larmes... un peu rassuré, je me suis approché leur ai parlé pour la première fois, je leur ai demandé pourquoi ils ne me quittaient plus d'une semelle, pourquoi ils restaient là devant moi... mais j'avais beau les regarder, les interroger, ils ne répondaient rien, ils continuaient de jouer, ils continuaient... soufflant, frappant, vibrant, frottant sans s'arrêter...
Suffit ! Cela avait assez duré ! Je me suis bouché les oreilles, et tout s'est brusquement calmé... j'allais revenir à moi... (en effet la musique cesse rapidement)...
Comme l'heure avait tourné, il me fallait partir au travail sans me retourner, sans penser à ces visions, et le soir, à mon retour, bien sûr tout serait rentré dans l'ordre... mes idées en place, et les orchestres dans leurs salles de concert... Je lace mes chaussures, jette une veste sur mes épaules, sur un large... comment dit-on déjà ? Un large crescendo... Eh ! Voilà que je parle comme eux... Sans regarder derrière moi, je sors de mon appartement et cours vers l'ascenseur.
Vingt minutes que j'y suis resté bloqué ! Une corde, un archet, un je ne sais quoi s'était coincé dans la grille... Les instruments m'entouraient toujours et j'avais trop vite fermé la porte...
Heureusement la concierge alertée par mes appels et les trilles des flûtes était arrivée en courant. Vingt minutes de retard de plus ! Et un quart d'heure encore pour la réanimer... elle avait mal supporté de voir un basson, un accordéon et quatre timbales sortir derrière moi !
Le temps de dévaler l'escalier, nous nous retrouvons dans la rue, en bas de l'immeuble. Nous avançons d'abord lentement. L'orchestre marque délicatement le rythme de mes pas ; les gens se retournent à notre passage, et me saluent avec courtoisie, impressionnés par notre cortège. Monsieur Da Capo, le pharmacien se met même à applaudir, croyant suivre un défilé... un ou deux chiens aboient et courent joyeusement devant nous... j'en aurais bien profité pour me balader un peu dans le quartier... je ne sais pas... passer à la boulangerie, au café dire bonjour à mes amis, ou lancer un petit coucou à mon banquier.
Il fallait plutôt se presser et rejoindre mon arrêt de bus ; l'heure avait tourné. J'accélère le pas, courant presque, poussant l'orchestre d'un largo à un adagio, d'un andante à un moderato, d'un allegro à un allegretto, d'un presto à un press... à un prestissimo... (le comédien et l'orchestre se sont accordés pour effectuer une véritable et spectaculaire accélération) .
A peine arrivé à la station, je saute souplement sur le marchepied et salue M. Capella, le conducteur du bus 440. Une mélodie un peu... aigre retentit: dans ma hâte, j'avais oublié ce qui avançait lentement derrière moi... et si M. Capella sourit en voyant la flûte ou violon, il fait la moue devant le saxophone ou le violoncelle...
Alors que les instruments grimpent un à un dans l'autocar, il s'impatiente et commence à ronchonner : l'orchestre un peu emprunté, ne sait comment entrer... où s'installer... comment s'asseoir...
Alors que le temps passe, les gens soufflent et soupirent... leurs pieds se mettent à frapper le sol avec nervosité ; une dame proteste contre ces êtres venus d'on ne sait où qui vous dérangent, vous bousculent et vous retardent sans aucun savoir-vivre... un homme se lève et commence à se plaindre...
Heureusement, les premiers instruments à être entrés décident de jouer pour encourager les autres - je ne sais plus exactement quoi - une sorte de ritournelle obsédante. Ils veulent accélérer le mouvement. Devant cette bonne volonté manifeste, ces efforts méritoires, les passagers se calment un peu, et observent plus patiemment les efforts de l'orchestre pour entrer... Je les assure que nous allons partir dans quelques instants.. Sauf que... Sauf que les timbales ne parviennent pas à passer la porte.
C'en était trop ! Le conducteur menace de démarrer à l'instant, applaudi par l'ensemble des passagers. J'allais me lever, m'interposer : ces pauvres instruments prenaient quand même le bus pour la première fois... J'aurais vu avec curiosité Monsieur Capella abandonner son bus pour conduire un orchestre symphonique ou même un orchestre de chambre...
Je me préparais à lui dire franchement le fond de ma pensée quand j'entendis une vilaine mélodie venir des quatre coins du bus... l'orchestre protestait... il grondait... ânonnait des petites mélodies, des petites phrases ironiques... presque des éclats de rires, méchants, sardoniques... Il fallait trouver une solution au plus vite... avant que la situation ne dégénère.
Je me creusais la tête quand un jeune homme se lança contre les tambours, les bourrant de grands coups de poing et d'épaule, les poussant à l'intérieur... la porte pouvait enfin se fermer...
Aussitôt, nous nous tassons tous au fond du véhicule et le bus démarre... L'orchestre entonne une chanson un peu jazz pour fêter l'événement. Ma voisine, emportée par le mouvement, pose son sac sur mes genoux, claque des doigts en mesure, esquisse quelques pas de danse... nous parcourons un bon kilomètre dans une vraie ambiance de fête.
Notre joie n'allait pourtant pas durer. Après quelques arrêts, les passagers commencent à s'agiter... Si, de bon gré, ils avaient accepté de rester debout, de se serrer un peu pour laisser leurs places habituelles aux instruments, ils voulaient sortir au moment désiré... Mais essayez donc de passer par dessus un xylophone ou entre les cordes d'une contrebasse !...
Quelques personnes se contentent de protester, mais un vieux monsieur plus pressé que les autres, décide d'agir vigoureusement... il prend son parapluie et commence à pousser un violoncelle récalcitrant.
Qu'avait-il fait ? ! De toute part, on entend comme des grondements sourds, des accords menaçants. L'orchestre ne voulait plus céder le passage ! (il revit ce moment, seul, d'abord, puis rejoint par l'orchestre.)
Moi, je fais comme si je ne remarquais rien.... je regarde par la fenêtre, je tousse, je me gratte le menton et le haut du crâne alors que la situation vire au drame !
Le vieux monsieur, rendu furieux par la résistance des cordes, attaque, frappe le violoncelle de son parapluie et pousse des cris de... de toréador... l'orchestre répond de plus en plus fort: un air affreux retentit, sinistre, terrifiant. Les autres passagers se font tous petits... une jolie dame en robe rouge, de peur, me tombe sur les genoux...
Surpris, je pousse un cri, la flûte, bloquée à mes côtés sursaute à son tour puis couine comme un petit chien. Ce qui fait pleurer un gamin, et un violon, tous deux recroquevillés au fond du bus...
L'homme au parapluie, lui, se moque de tout ce vacarme, des grondements de la contrebasse, du saxophone ou du basson. Il poursuit son avancée vers la porte... en agitant énergiquement son parapluie dans tous les sens... il progresse peu à peu vers la sortie. S'il avait seulement regardé autour de lui, il aurait remarqué que l'orchestre faisait déjà de son mieux pour le laisser passer : tous les instruments s'étaient collés aux parois de l'autobus, juchés les uns sur les autres, la flûte sur l'accordéon, le violon sur la contrebasse.
Enfin, on entend un énorme fracas : la porte s'ouvre et le vieil homme triomphant descend de l'autobus.
Je me lève aussitôt, le souffle coupé... il faut descendre à mon tour, pour éviter un nouvel incident... je me précipite vers la porte, faisant de grands gestes derrière moi afin que l'orchestre ne rate pas l'arrêt...
Je finirai mon trajet à pied... en baissant la tête, nous passerons peut-être inaperçus... sauf que l'orchestre refusait de se taire... Le vieil homme en passant la porte avait par accident brisé les deux baguettes d'une timbale et une corde du violoncelle...
A cause d'une pauvre corde de violoncelle et de deux baguettes de vieux bois... on aurait dit que tout l'orchestre pleurait !
Le pire restait pourtant à venir !
De plus en plus en retard, je me précipite dans le bel immeuble où je travaille depuis un peu plus de quatorze ans deux mois, trois semaines, et six jours... Je m'installe à ma place le plus discrètement possible et attaque fébrilement mes tâches de la journée; mais il ne faut pas plus d'une demi-heure pour que tous mes collègues m'entourent et me harcèlent de questions. Pourquoi une flûte repose-t-elle sur ton épaule ? Et pourquoi un basson se cache-t-il sous ton bureau ? Et puis que fais-tu avec un violon qui sort de ton placard ? Nous parlons tous les deux dans tous les sens... je veux dire l'orchestre et moi... J'essaye d'expliquer la présence de tous ces instruments, je raconte nos récentes aventures, l'orchestre lancent ses mélodies dans tous les sens... je dois avouer que notre auditoire semblait captivé... nous cherchons à tout raconter... même Monsieur Octave Staccato, notre chef-comptable, qui ne m'avait jamais adressé la parole, écoute bouche bée, la main amicalement posée sur la contrebasse.
Tout à notre récit, nous ne remarquons pas la furieuse cavalcade qui s'approche rapidement... Monsieur Canard, notre directeur, arrive en trombe, l'air sombre et féroce. D'un grand geste, il m'ordonne de le suivre dans son bureau où malgré mes supplications, on me donne une heure pour régler ma situation, et débarrasser le plancher de toute personne étrangère au service. J'essaye de m'expliquer calmement, mais Monsieur Canard ne veut rien entendre. Il refuse d'un cri toutes mes excuses ; il reste sourd à toutes mes demandes.
Aussitôt, les cordes se mettent à gronder à mes côtés... L'orchestre veut m'encourager, me signaler son soutien.
D'un petit geste de la main, je lui demande de se taire... inutile d'envenimer la situation... Je grimace un petit sourire et voilà mon orchestre qui entame une sérénade pour calmer notre directeur courroucé.
Mon orchestre !.. Je n'entends plus les reproches du petit Monsieur Canard qui hurle maintenant à perdre haleine - vous avez remarqué les gens qui hurlent sont souvent tout petits... Je n'écoute plus rien : je sens mon orchestre qui vibre à mes côtés... je viens de comprendre, tous ces instruments, ces magnifiques instruments interprètent tout ce que je sens : nous jouons à l'unisson, nous tenons le même vibrato... ils ont décidé de suivre chacun de mes mouvements, de m'accompagner partout où j'irai... Ils... comment dire ?.. Ils transforment chacune de mes pensées, chacun de mes sentiments en notes de musique, en rythme, en mélodies... J'en suis fier... j'en suis tout retourné... J'ai envie d'applaudir et d'embrasser tout le monde, même Monsieur Canard.
Du moins, au début... Parce qu'après m'avoir raccompagné jusqu'à mon bureau... lors de ma quatrième petite pause du matin - pour mieux me concentrer, j'ai en effet l'habitude de prendre une pause ou deux toutes les demi-heures... donc à ma quatrième pause, durant un repos bref et mérité... ils... (l'orchestre joue une berceuse)... Ils ont décidé de m'aider à m'endormir... et de jouer une délicate berceuse.. D'abord en solo pour ne pas alerter mes collègues, ils se sont pris au jeu : ils pensaient bien faire… un alto a rejoint le violon, une flûte s'est ajoutée au duo, puis une clarinette aux trois instruments... et ainsi de suite... nous sommes passés du quatuor au quintette, du quintette au sextuor, du sextuor au... pour qu'à la fin, je sois bercé comme je ne l'ai jamais été... que je navigue sur un nuage bleuté empli de centaines de mélodies.. A mon réveil, mes collègues écoutaient en battant doucement la mesure... pendant que Monsieur Canard, lui, battait violemment du pied sur le sol.
L'affaire fut rapidement expédiée. Dix minutes plus tard, deux gardiens venaient nous raccompagner à la porte. Moi, je pleurais un peu alors que les vents entonnaient une lamentation à fondre en larmes. Il y eut bien deux ou trois personnes pour me lancer un petit signe de la main. Mais la plupart de mes collègues baissaient le nez sur leur bureau pendant que je rangeais mes affaires. Il y eut seulement un des gardiens qui me traînaient dehors pour me chuchoter à l'oreille: « mon pauvre ami, on vous regrettera et lui aussi, on l'aimait bien votre orchestre, il a mis de l'ambiance, toute la matinée, pour vous dire, après que vous vous soyez endormi, il nous a joué des valses, des tangos... Nous ferons très attention à ne rien abîmer en le jetant dehors, ni cordes, ni peaux, ni chevalets, ni clefs, ni pavillons... et revenez nous voir quand vous voudrez, à partir de cinq, six heures, dès que Monsieur Canard sera sorti. Nous organiserons une belle soirée. »
Les quelques jours qui ont suivi ont été pour moi un véritable calvaire : après mon travail, j'ai perdu mon logement. Mes voisins ne les supportaient plus... je veux dire mes voisins ne supportaient plus la trompette, ou les tambours qui se faisaient entendre à toute heure du jour ou de la nuit... Du matin au soir, l'immeuble retentissait suivant mes humeurs ; lorsque je riais, tout le monde en profitait jusqu'à la rue. Vous avez déjà essayé de ne plus vous amuser ! De ne plus vous énerver ! Je ratais une mayonnaise, on entendait mon orchestre deux immeubles plus loin... Je recevais une facture, on le savait de l'autre côté de la rue... Et si on venait se plaindre, il faisait fuir mes visiteurs ; il leur lançait aux oreilles presque un hurlement... un allegro furioso... il leur répondait ! Mon voisin, frappe avant-hier à la porte, il n'était pas cinq heures du matin ; un cauchemar m'avait réveillé : « C'est pas bientôt fini. Votre... ce... tous ces instruments... là... ne cessent de jouer depuis une demi-heure ! Laissez donc dormir les honnêtes gens ! ». Il s'énerve et défonce presque la porte, alors que les roulements de tambours deviennent assourdissants, que le piccolo et le saxophone couvrent sa voix de croches et doubles croches retentissantes...
Finalement, plus on venait se plaindre, plus il devenait bavard. Et impossible de l'enfermer. Le soir, si j'étais parvenu à le faire entrer dans un placard ou un débarras, je l'entendais pleurer et appeler à perdre haleine...
Et pour les... je veux dire... il suffit qu'une... que je veuille parler à... parler à une jeune fille... pour que...
Nous discutons tranquillement au café... la radio diffuse une de ces chansons que tout le monde adore... (l'orchestre entonne un rap, une danse très rythmée) nous sourions... nous faisons doucement connaissance... Et voilà qu'aussitôt le violon s'accorde, l'alto, la flûte, la clarinette... Ils viennent jouer autour de nous, l'air qu'on vient d'entendre à la radio, mais de manière romantique... abominablement romantique. J'ai beau faire semblant de ne pas les entendre, j'ai beau tousser à m'écorcher la gorge pour couvrir l'orchestre... toutes les têtes se tournent vers moi... je n'ai qu'une envie, trouver un trou de souris pour m'y précipiter... la demoiselle, elle, devient toute rouge... Non, je préfère rester tout seul.
Bien sûr, j'ai réfléchi à la manière de profiter de tous ces instruments ! Pourquoi ne pas aller dans un bar, un café, un night club justement et y mettre un peu d'ambiance... je me ferai quelques amis, nous serons les vedettes de la soirée, et - qui sait ? Les gens nous apprécieront ! Mais que faire d'un orchestre qui joue ce qui lui passe... ou plutôt ce qui me passe par la tête... Il suffit d'une pensée triste et voilà tous les violons qui lancent des accords dissonants, les vents qui descendent leurs gammes en sombres legatos...
Et comment retrouver du travail ?.. Lorsque vous entrez avec une tripotée d'instruments derrière vous, on vous regarde d'un drôle d'air. On vous demande de faire attention à la décoration ou aux meubles, on vous dit : « nous ne sommes pas une brocante, ni une salle d'attente, Monsieur, laissez donc vos affaires dehors ; nous allons étouffer. ou encore... nous avons quelques bibelots et des objets fragiles ici, la prochaine fois, amenez donc un crocodile, un éléphant ou un cheval... »
Plus le temps passait, moins j'osais me présenter aux entretiens pour trouver du travail! Me sentant inquiet, aux premières questions, l'orchestre serait devenu insistant, suppliant ; aux premières remarques, il se serait agité, aurait lancé une série de roulements de tambours, de pizzicati discordants.
Je ne pouvais même pas l'amener dans une école de musique... pourtant, je pensais que là, on ne l'aurait pas remarqué... qu'il aurait pu se montrer utile... mais, voyez-vous, à part jouer, il ne sait rien faire : il ne parle pas, il ne sait pas placer ce qu'il joue sur une portée... ces cinq lignes sur lesquelles, on trouve toutes les notes de la gamme : do, ré, mi, je crois, fa, sol, la, si, lui ne les connaît pas. Il travaille d'instinct, il ne dessine ni clef de sol, celles des instruments aigus, ni clef de fa celle des instruments les plus graves. (l'orchestre accompagne ces paroles de grands mouvements d'ensemble, graves ou aigus) .
Il y a quelques jours, en dernier recours, en désespoir de cause, en bout de course, en…, je suis allé sur les marchés, espérant que les gens apprécieraient de faire leurs courses en musique. J'avais demandé à mon grand oncle, Monsieur Rubato, de cueillir quelques légumes : carottes, navets, poireaux, pommes de terre, potirons. Au début, tout se passait bien : pendant que je vantais mes navets, mes carottes... « ils sont beaux, ils sont frais, ils sentent bon, mes poireaux, mes oignons, mes pommes de terre.»... l'autre, là travaillait à l'unisson... un compliment, un bel arpège, un argument, quelques accords bien tournés... un trémolo... une trille, un... un je ne sais quoi... sauf que justement, emporté par l'élan, je me suis déchaîné... et lui, s'est surpassé... on arrivait de partout pour nous écouter, on s'accrochait à mon étalage, on voulait à tout prix mes navets, mes potirons... mais dans la cohue, dans l'enthousiasme, on oubliait de me payer.
A la fin, comme il ne restait plus rien, j'ai arrêté les marchés.
Je préférais rester dans une vieille maison abandonnée près de la gare, derrière... Toute la journée, on pouvait me trouver là-bas prostré, lui qui jouait doucement à mes côtés... nous étions passés des fanfares, des grands accords majeurs victorieux, aux refrains les plus sombres, les plus tristes. (L'orchestre entonne une même mélodie sur les deux modes.) Do majeur à do mineur ; la majeur à la bémol mineur ! Assis l'un à côté de l'autre, nous nous plaignons ensemble, nous nous lamentons de concert...
Le pire, c'est que je ne pouvais même pas faire la manche ; essayez donc de demander un franc ou deux avec tout un orchestre derrière vous. Même s'il entonne une chansonnette, on vous regarde avec méfiance, on cherche plutôt à vous voler un basson ou un violon qu'à vous donner une petite pièce.
Je m'arrachais les cheveux, je pleurais, je dépérissais… je perdais du poids… la tête me tournait. Je tentais bien le tout pour le tout… mais difficile de perdre tout un orchestre... je suis allé d'une porte à l'autre, courant, zigzaguant, pensant qu'il se mettrait à suivre quelqu'un d'autre dans la rue mais il ne me quittait pas d'une semelle... Dès que les instruments me perdaient de vue, ils se plaignaient à fendre l'âme... ils lançaient des notes tellement déchirantes qu'il se trouvait toujours une bonne âme pour me les ramener, le sourcil froncé, le front plissé: "vous n'avez pas honte de les abandonner. Pourquoi ne pas les attacher, comme un pauvre chien avant les vacances, pendant que vous y êtes!"... Et puis, impossible de s'en débarrasser par la force, un coup de baguette ou d'archet est vite attrapé... C'est qu'il paraît tellement fort, tellement puissant mon orchestre.
Il y a quelques jours, j'ai même tenté de le faire boire ! Mais il continuait à jouer envers et contre tout... sauf que cette fois, il interprétait n'importe quoi, entonnant une java quand j'avais le cœur gros, un blues quand j'avais envie de rire...
Finalement, d'épuisement, j'en avais décidé de me jeter dans la Seine.. .
Je m'étais habillé d'une vieille veste noire et j'avais choisi un endroit où j'aimais me promener... Il ne me restait plus qu'à plonger, sauf que... tout autour de moi, une foule épaisse s'était installée : pour accompagner mes derniers instants, l'orchestre alternait une marche funèbre et mes morceaux préférés: java, rumba, boléro. Un couplet plein de gaieté, un refrain à fendre l'âme. Tout le monde s'était approché du quai, pour regarder, et écouter... Un homme s'était même lancé dans une démonstration de danse. Il lançait ses jambes très haut pendant que les autres spectateurs claquaient des mains en mesure. Une véritable fête. Je me suis enfui !
Il ne me restait qu'une solution: partir dans un désert, une steppe, une savane... loin, enfin... là où il n'y aurait personne, plus un œil, plus un oreille. Je préparais déjà mes bagages, sourd aux horribles plaintes, aux tristes mélodies que l'orchestre me lançait à l'oreille quand un jeune homme vint frapper à ma porte : « excusez-moi, Monsieur. Nous vous observons depuis un moment, ma mère et moi, vous et toute cette bande... tous ces instruments. Ils vous suivent à la trace, jouent quand vous marchez, quand vous parlez, quand vous respirez ; ne pourriez-vous nous accompagner, les amener jusque chez nous... ma sœur... on ne sait quelle est sa maladie... elle maigrit, elle dépérit... Elle aime la musique ; vous lui donnerez un peu de joie, de distraction...»
Et seuls devant la jeune femme si triste, si pâle, nous avons joué comme jamais, enchaînant arias, fugues, suites et ritournelles. Deux nuits entières, la flûte et la clarinette ont soufflé... Deux nuits entières, nous lui avons dit tout ce qui nous passait par la tête. La jeune femme semblait guérie, elle souriait, elle était remise - à moins qu'épuisée, ne pouvant plus nous supporter, elle ne soit en hâte sortie de son lit.
Depuis, on nous invite de plus en plus souvent à dîner... D'abord, il ne mange pas beaucoup, et puis il se tient bien. Lorsque les discussions s'enlisent... quand un vieil oncle, un grand-père a du mal à raconter une histoire, à donner un peu de vie à ses souvenirs... Cela n'a plus d'importance avec lui... il accompagne les récits leur donne tout le relief qu'il faut. L'oncle, le grand-père parle d'hiver, de tornade ou de vent... lui fait trembler toute la maison. En deux accords, deux phrases mélodiques, la flûte, le saxophone, la trompette vous peignent tous les paysages, tous les personnages que vous voulez. (l'orchestre donne une série d'exemples). Alors bien sûr, le grand-père, l'oncle se redressent tout fiers, et nous réinvitent dès le lendemain.
Tout le monde connaît ces soirées où les discussions s'enlisent, s'effilochent… terminé avec lui ; la moindre idée, la moindre réflexion se voit accompagnée de sonates, de symphonies. Il en rajoute, interprète tout son répertoire... quelqu'un lance une petite idée le basson répond avec deux - trois notes, aussitôt le violon veut s'y mettre et puis la flûte... les bois commencent, les cordes répondent… les cordes commencent, les bois répondent... un instrument entonne un air, les autres le développent fièrement en plusieurs variations... une danse et puis une autre... à deux temps pour une marche, à trois temps pour une valse, à quatre pour... il ne sait pas s'arrêter !
Depuis, on nous appelle dans toute la France... Il y a toujours des enfants tristes à faire rire, des familles à réconcilier, des jeunes enfants à rassurer, des voisins fâchés, des anciens oubliés.
Hier, nous avons même fait pleurer un grand gaillard, la terreur du quartier.
Tout à l'heure par exemple, je vais, comme tous les jours, rendre visite à mes amis du restaurant indien. Les seuls qui ne m'ont jamais oublié, qui m'ont donné à manger et une petite couverture. Je rejoins dans la cuisine ceux qui font la plonge… et plus personne ne s'ennuie : dès qu'on touche une assiette, l'orchestre s'ébroue... une assiette, la mélodie une première fois, au saxophone par exemple, une deuxième assiette, la mélodie au violon, une troisième, au piccolo... ainsi de suite... une fugue… un canon… comme pour « un kilomètre à pied... ça use...ça use... » : (L'orchestre lance un canon, sur les recommandations presque chantées du comédien). Le restaurant s'emplit : les clients sortent de tous les bars alentour et viennent s'installer dans la cuisine pour nous écouter.
Je m'amuse ; je m'amuse… je me fais plaisir…. Le matin, après le café, je joue une chanson pour le vieux René qui ne tient plus tout à fait debout ; je passe dans l'usine d'à côté pour un petit concerto pour violon, clef à molette et pompe à vélo; je vais aider les tourtereaux à déclarer leur flamme. Toujours plus facile quand de parler sur une beau vibrato, une mélodie douce, une aubade, une sérénade… (l'orchestre le coupe)
D'ailleurs, j'aimerais vous apprendre un petit secret, le dernier... parce qu'on nous attend : l'orchestre va s'agrandir, son répertoire se développer : nous avons rencontré un ensemble tzigane... un ensemble tzigane suivant une jeune fille du nom de... mais cela est une autre histoire. Nous vous la conterons avec nos deux orchestres dès que nous le pourrons... dès que vous aurez un peu de temps.
En attendant, nous allons partir tous deux doucement à pied, en jouant une valse, une polka ou un blues... je ne le sais pas encore...